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Eric Trannois, photographe

Sur la route de Jimilimé

Pendant des siècles, le chemin qui monte à Jimilimé a connu un va et vient incessant
Bientôt, dans quelques mois si tout va bien, le plateau de Jimilimé ne sera plus une île au milieu d’une île. Les engins de terrassement sont arrivés sous l’œil intrigué des enfants qui voient de tels monstres mécaniques pour la première fois de leur vie. Les machines ont entamé les travaux de déblaiement, aplanissent, rongent le sol rocailleux, avalent la végétation pour construire la première et unique route qui va enfin relier le village au reste de l’île.
Les enfants de la région n’ont jamais vu de tels monstres mécaniques. Quelle attraction !

Ils sont entre six et dix mille, selon les estimations faites en l’absence de recensement précis, à attendre l’arrivée du ruban de bitume depuis des décennies. Moins d’un millier de familles, en fait, mais à Anjouan, la démographie galope encore et les familles de plus de dix enfants sont fréquentes. Un phénomène favorisé par la polygamie encore très pratiquée dans cette île musulmane de l’archipel des Comores, à mi chemin entre le Mozambique et Madagascar. L’Islam s’est arrêté ici dans sa route vers le sud de l’océan Indien mais a su s’imposer, même s’il reste teinté de pratiques animistes héritées de l’origine bantoue des habitants.

Ce projet de route permettant de désenclaver ce plateau situé entre quatre et six cents mètres d’altitude au dessus de l’océan Indien n’est pas nouveau. Le premier président des Comores indépendantes, dès les années 1970, en avait rêvé sans parvenir à mener le projet à son terme. Quatre tentatives suivront. Aucune n’aboutira et les habitants devront continuer à emprunter le sentier sinueux et parfois escarpé pour se rendre sur les principaux marchés de la région, Domoni, Bambao Mtsanga et bien sûr Mutsamudu, la capitale d’Anjouan. C’est là qu’ils écoulent leur production agricole sur les étals où viennent s’approvisionner les citadins Anjouannais. Le plateau de Jimilimé est, avec la région du Nyumakélé, qui occupe l’extrémité sud de l’île, l’un des deux greniers de l’île. Les plaines sont rares à Anjouan, île volcanique au relief accidenté, et l’altitude facilite des cultures plus variées comme la tomate ou la pomme de terre.


Le plateau de Jimilimé est donc important dans l’économie locale, mais également pour les autres îles vers lesquelles est envoyée une partie de la production. Même Mayotte, proche de 70 kilomètres et que l’on peut apercevoir du bord Est du plateau, bénéficie de ces produits locaux. Ils entrent sur l’île demeurée sous administration administration française après l’indépendance en 1974, de manière tout à fait illégale, à bord des kwassa-kwassas1 qui emmènent chaque jour des dizaines de clandestins, réfugiés économiques en quête d’une vie qu’ils espèrent meilleure. En plus des cultures vivrières consommées sur place, bananes, manioc, agrumes, coco, il produit également des produits d’exportation comme le clou de girofle et l’essence d’ylang dont Anjouan est un des principaux producteur de la région, avec Mayotte et Nosy Bé, à Madagascar. Ces deux produits sont à peu près les seules ressources en devises pour l’Union des Comores. Les méthodes de production sont restées très artisanales, voire archaïques, ce qui ne les empêche pas de répondre aux normes exigeantes de l’Union européenne et de la France vers laquelle partent la majeure partie des exportations. Le reste est expédié vers l’Inde et d’autres pays asiatiques. Malgré l’importance économique du plateau, les marchandises doivent toujours descendre du plateau à dos d’âne ou d’homme, suivant le sentier de sept kilomètres qui rejoint le village d’Hajoho d’où part la route menant vers le reste de l’île, Mutsamudu et son port. C’est là que les taxis brousse attendent dès l’aube ceux qui ont à faire en ville et qu’il ramèneront le soir venu. Ahmed est cultivateur à Jimilimé. S’il ne peut donner de chiffre sur l’importance de la production locale par rapport aux autres régions de l’île, il affirme cependant qu’il « n’y a pas de saison où l’on ne récolte rien ».

Il est sept heures du matin lorsque nous nous engageons sur le sentier. Pourtant, le soleil, levé depuis seulement une heure, est déjà haut dans le ciel et la chaleur écrase déjà la végétation et chauffe les rochers. Dès le début de notre course, nous croisons hommes et femmes déjà arrivés au terme de leur première étape. Ils sont partis largement avant le lever du soleil, à la fois pour éviter la forte chaleur et pour être assurés de trouver une place dans le taxi brousse. Ceux-ci démarrent leur journée dès cinq heures et il faut souvent attendre la fin de leur première rotation pour pouvoir embarquer.

Dans quelques mois, c’est par la route et non plus à pieds mais en taxi brousse que les habitants de Jimilimé pourront rallier les villages de la côte et le reste de l’île pour y écouler leur production.

La migration quotidienne des habitants du plateau ne cesse pas de la journée. Dévalant les pentes, escaladant les monticules, certains vont travailler à Mutsamudu, la capitale de l’île, dans un bureau ou sur le marché pour écouler le fruit de leur récolte. D’autres partis faire des achats les remontent au village. Nous croisons une vieille femme étonnante, d’une vélocité à faire pâlir bien des jeunes européens, sautant de pierres en rochers, telle un cabri, elle dévale la pente plus qu’elle ne la descend. Durant les deux heures que dure l’ascension, c’est une véritable galerie de portrait qui se présente à nous, sorte d’inventaire social à la Prévert allant de l’homme politique se rendant à sa permanence à la paysanne emportant son panier de coco tressé pour ramener la récolte du jour. Il y a aussi ce gardien de troupeau qui va juste chercher de l’eau pour abreuver ses cabris. Personne ne dédaigne stopper sa course pour engager la conversation avec bonne humeur et un plaisir évident à nous parler de leur pays, de leur vie quotidienne.


Au terme de 7 km d’un chemin plus ou moins escarpé, Mariama arrive à Jimilimé pour faire suivre sa grossesse au dispensaire. La consultation coûte moins cher que sur la côte.

La rencontre la plus étonnante, nous la faisons au moment de pénétrer dans le village. Mariama est enceinte de sept mois et a parcouru les sept kilomètres pour se rendre au dispensaire de Jimilimé, accompagnée du père de l’enfant qu’elle porte. D’ordinaire, ce sont plutôt les malades du village qui sont descendus à dos d’homme vers la côte pour se faire soigner dans les centres de soin un peu mieux équipés. Mariama nous explique la raison de sa venue. « En bas, il faut payer pour se faire examiner. A Jimilimé, mon bébé est suivi gratuitement ». En effet, une ONG finance le dispensaire du village, allégeant ainsi le quotidien en compensant l’isolement. Dans les autres centres de soin de l’île, tout est payant, de la consultation jusqu’à la moindre compresse. Mais seules les affections les plus bénignes et le suivi des naissances à venir sont traités sur place. Pour les cas les plus graves, c’est le calvaire de deux heures de chemin chaotique sur une civière, portée par deux volontaires, avant d’attraper un mini bus qui emmènera le malade ou le blessé vers Domoni à une vingtaine de kilomètres ou même Mutsamudu pour les cas les plus graves. Encore plus d’une heure de transport sur des routes défoncées où les quelques fragments de macadam posent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. La plupart des routes datent de l’époque coloniale et n’ont guère connu d’entretien. En 2012, de grands travaux routiers ont été engagés mais ne concernent pas encore toutes les routes anjouannaises.


Tout au long des ruelles, devant les habitations traditionnelles, les clous de girofle sèchent au soleil

L’entrée dans le village se fait progressivement. Les cases en coco tressé gagnent en densité au fur et à mesure qu’on le pénètre mais Jimilimé reste intimement imbriqué à une nature omniprésente. D’immenses manguiers protègent les habitations de l’ardeur du soleil ; le plan du village reste informel, anarchique. Ses allées sont bordées de clôtures faites elles aussi de feuilles de coco. La tôle ondulée remplace progressivement le végétal qui oblige la réfection des cases tous les trois à quatre ans. La tôle durera des années, voire des décennies et qu’importe si ce matériau transforme la case en véritable four solaire, de toutes façons, ses habitants n’y viennent que pour dormir. Le reste de la journée se passe dehors, dans les champs ou sous les manguiers où l’on papote entre voisins durant des heures. Seules quelques constructions sont « en dur », comme on dit ici, c’est-à-dire en béton : l’école, le collège, le dispensaire, les habitations de quelques personnes plus aisées. Il faut dire que le sac de ciment coûte ici trois fois plus cher qu’à Mutsamudu. Bientôt, quand la route sera terminée, les camions pourront venir jusqu’au village et les prix seront alors alignés sur ceux de la ville. On peut donc s’attendre à une explosion du nombre de ces blocs de béton, symbole de richesse mais guère réjouissant pour l’œil, d’autant plus qu’à Anjouan, les travaux commencent souvent mais se terminent rarement, transformant la plupart des bourgades en champs de ruines en construction.

En bordure des sentiers qui quadrillent le village, de grandes bâches faites de sacs de riz accueillent les clous de girofle qui sèchent au soleil, exhalant leur odeur poivrée alentour. Cet après-midi, ils suivront le soleil et traverseront le chemin.

Eric Trannois – 2010



Les kwassa-kwassas sont des embarcations de type barque Yamaha prévues pour embarquer une dizaine de personnes selon les normes, mais qui partent chargées de groupes pouvant atteindre plus de 40 personnes. Elles sont généralement équipées de deux moteurs de 40 à 60 chevaux pour parcourir une petite centaine de kilomètres, éviter les radars installés à Mayotte pour lutter contre l’immigration clandestine. Chaque année, plusieurs naufrages font des dizaines de victimes et disparus, majoritairement des femmes et des enfants qui ne savent pas nager. Le nom de kwassa-kwassa est celui d’une danse chaloupée traditionnelle évoquant les secousses subies par les passagers.


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